
L'information est débat. Les médias sont le lieu naturel des confrontations d'idées. En principe ces échanges portent sur des faits, leur réalité, leur causalité, leurs conséquences. Mais à une époque où les faits ont pour certains moins d'importance pour modeler l'opinion que les appels à l'émotion et aux préjugés, faire vivre ces débats en respectant la véracité et l'exactitude de ce qui les sous-tend est un défi pour les journalistes.
L'expression post-truth a été choisie par le très sérieux Oxford English Dictionary comme mot de l'année. On la traduit par post-vérité. Le linguiste Sylvain Gatelais propose post-factuel et écrit* que "cet adjectif permet de qualifier une situation où l'opinion publique est moins influencée ou modelée par la véracité des faits, par des arguments objectifs (donc la "vérité") que par l'appel à l'émotion, aux opinions personnelles, ou à une réalité plus subjective".
Le risque d'alimenter cette post vérité n'est pas nul pour les rédactions. Prenons l'exemple de la délinquance, qui concerne tout un chacun et sert de support à bien des combats partisans. C'est une réalité que les médias doivent décrire pour ce qu'elle est, sans la nier ni l'exagérer. Mais il arrive que des habitants de quartiers où il n'y a pas ou très peu d'agression se disent d'abord préoccupés par des menaces sur leur sécurité physique et matérielle. Ils expriment leur impression, pas des faits qu'ils ont vécus. Il y a de multiples explications à cela, que les sociologues analysent. Mais présenter ce sentiment comme décrivant la réalité du terrain revient à faire primer l'émotion sur les faits. Le journaliste doit revenir à la réalité et dire si il y a eu ou pas des délits dans le quartier considéré, en enquêtant auprès des autorités, en interrogeant d'une façon poussée les habitants dont ceux qui expriment ce sentiment. Il ne leur opposera pas un démenti péremptoire mais les questionnera longuement et concrètement, pour rechercher les faits qui servent de support à leur inquiétude, ou constater l'absence de faits. Leur vécu et leur parole sont respectables. Qu'ils aient ce sentiment d'insécurité est un fait, qui mérite reportage et explications, mais ce n'est pas un fait d'insécurité.
Certains politiciens pour qui la fin justifie les moyens sont prêts à inventer pour appuyer leur certitude. On parle depuis peu en anglais d'alternative facts. L'expression ne désigne pas d'autres faits qui apporteraient un complément aux faits déjà connus pour mieux saisir la complexité d'un événement, mais de faits de rechange, qui se substituent à des faits alors réputés inexistants. Le rôle du journaliste est ici de vérifier contradictoirement les éléments concrets qui permettent d'établir la vérité du fait controversé. Et de dire que sont mensonges les affirmations qui reposent sur des éléments faux. On ne peut pas dire qu'il n'a pas plu quand la pluie est tombée, qu'il y avait foule quand il n'y avait personne, qu'une décision n'a pas telle conséquence quand elle les a. Le dire est choisir une démarche de polémique, pas d'information. Quand on dit d'une façon sérieuse, définitive, non distanciée des contre vérités, c'est un mensonge. Le journaliste ne les reprend pas, ou s'il les cite il les décrit comme ce qu'elles sont : des assertions contraires à ce qu'il a établi.
Maintenir critiques et débats à un niveau d'exactitude factuelle
Le rôle du journalisme est de donner au public un espace pour la confrontation des points de vue et une tribune pour exposer les critiques. Mais "un forum qui ne tient pas compte des faits faillit à sa mission d'information. Un débat qui baigne dans les idées préconçues et les hypothèses sans fondement ne fait qu'exacerber les passions"**. La responsabilité du journaliste est de maintenir critiques et débats à un niveau d'exactitude factuelle. Il doit préparer très soigneusement ces rendez vous. Quand il anime un débat ou conduit une interview, il ne peut pas laisser passer dans la bouche de tiers des informations contraires aux faits sans les rectifier, ou sans demander à son interlocuteur sur quels éléments repose une affirmation ou des accusations. Il doit très largement préparer ces rendez-vous et connaître les sujets et les dossiers dont il va être question.
Les interviews menées par des journalistes qui pensent pouvoir être compétents sur tout sujet se limitent souvent à des questions générales ouvertes qui facilitent les réponses hors sujet ou limitées à des positionnements partisans. Les médias doivent permettre aux journalistes rubricards, c'est-à-dire chargés de suivre au jour le jour et dans tous ses aspects un secteur voire un dossier de l'actualité, de participer à ces rendez-vous. C'est une garantie d'une meilleure information du public, à travers les échanges qu'aura ce rubricard avec son interlocuteur : le dialogue portera plus sur la réalité des faits et moins sur les positionnements et les opinions.
Il est de plus en plus, sur toute question, fait appel à des experts. Ceux ci doivent avoir une réelle compétence, appuyée sur leurs travaux et publications. La vérifier est une règle professionnelle. Il ne faut pas hésiter à demander ses références sur le domaine concernéà celui auquel on va offrir une tribune et un public, et plus encore à celui qui propose ses services ou qui est suggéré par une partie prenante au débat en cours. Et il ne faut pas se contenter de ses affirmations mais les recouper auprès des universités, des éditeurs, des organismes mis en avant sur les CV. Les titres ronflants ne correspondent pas toujours à des expériences et activités réelles. Des « instituts internationaux » ou des « centres de recherche » sont parfois des coquilles vides. La consultation de leur site internet est une précaution minimum indispensable pour savoir à qui on a affaire. Evidemment, le journaliste aura avec l'expert la même exigence qu'avec le politique, d'analyses et de commentaires basés sur des faits. Il importe aussi de faire tourner les experts, pour leur laisser le temps de renouveler et d'approfondir leurs connaissances entre deux prestations.... et d'abord pour offrir une pluralité d'analyses au public.
Mais il faut surtout se souvenir, qu'il s'agisse d'échanges didactiques ou de talk show à grand spectacle, de débats ou d'interviews, que cela ne peut remplacer les enquêtes et reportages basés sur la recherche et la vérification des faits et de leur contexte.
* http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1600188-post-verite-elu-mot-de-2016-de-trump-au-brexit-le-reflet-d-une-annee-populiste.html
** in Principes du journalisme , Bill Kovach et Tom Rosentiel - Folio 2004